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Quelques-uns, parmi les sages, furent alors d’avis que les plus éminentes
personnes de chaque pays se réunissent pour réfléchir,
supputer, imaginer, et décider des mesures les plus appropriées
pour sortir le monde de cette terrible situation qui, si rien n’était
fait, le mènerait à sa perte. Il en vint des quatre coins
de la planète. Certains, qui se disaient verts, étaient les
plus acharnés à trouver des solutions. D’autres, toutes couleurs
mêlées, dirent ceci, dirent cela, promirent ceci et encore
cela, chacun enchérissant sur l’autre de taux, pourcentages, taxes,
coefficients et Dieu sait quels autres mots dont on ne connaît plus
le sens. Mais pschitt ! tout se dégonfla dès que chacun de
ces éminents personnages s’en retourna chez soi, car le temps des
fêtes approchait. Et rien de tel que des fêtes pour oublier
tout le reste.
Il n’empêche que ceux qui pensaient encore un peu, ils n’étaient
pas nombreux, étaient si désespérés qu’ils
en étaient venus à croire que, sans l’intervention d’un événement
extraordinaire, à moins disons-le d’un vrai miracle, leur monde
allait vers sa fin, il ne pouvait en être autrement.
Alors quand on en arrive à ce degré de désespoir,
il suffit d’un rien, un mot, une rumeur pour que les hommes se prennent
de nouveau à croire.
Et voilà que, on ne sait comment, l’idée qu’un messie
viendrait les tirer de là commença à se répandre.
Cet espoir était tout ce qui leur restait. Mais ils avaient beau
scruter le ciel, ils ne voyaient rien venir.
C’est alors que dans un petit pays, si vieux que tout le monde l’avait
oublié, et si petit que personne ou presque ne connaissait son existence,
il se passa, croyez-le ou non, des choses extraordinaires.
Il faut vous dire d’abord que ce pays, qui se pensait le dernier de
la terre, recélait depuis toujours des richesses fantastiques et
secrètes : les plus vertes des prairies, les plus succulents
des champignons, les plus délicieuses des châtaignes, les
plus inimaginables des paysages, les plus miraculeuses des fontaines, les
plus merveilleux des poètes (et même, selon certains, les
plus providentiels des hommes politiques, mais cette idée est contestée).
Ce n’est pas tout. Ses habitants étaient aussi, dit-on, les plus
avisés des hommes. Figurez-vous que, au lieu de s’échiner
chacun de son côté, ils travaillaient tous ensemble, une fois
chez l’un, une fois chez l’autre. Et quand l’ouvrage était fini,
même chose : ils se racontaient des histoires, chantaient et dansaient,
une fois dans un cantou, une fois dans l’autre, au lieu de se planter chacun
devant son propre miroir à images. Et c’est ainsi, il faut le croire,
qu’en dépit de tout ce qui se passait ailleurs, ce petit pays était
resté un lieu de félicité.
Pourtant, - tant il est vrai que l’on ne connaît pas son bonheur-, tout cela semblait si normal aux gens de cette contrée qu’ils en faisaient peu de cas. Les voyageurs passant par là avaient beau leur dire que soufflait ici un vent de paradis, eux ne le croyaient pas car ils trouvaient cela de bien peu de prix à côté des lumières qui, selon eux, reluisaient sous d’autres cieux. Si bien que, au temps dont je vous parle, oubliant les coutumes de leurs pères, beaucoup étaient partis voir ailleurs, s’imaginant que la vie y était plus brillante.
Or, parmi tous ceux qui s’aventurèrent dans ces parages, certains
s’y sentirent si bien qu’ils décidèrent d’y rester. Ils y
posèrent leurs meubles en même temps que leurs idées
qui, pour n’être pas d’ici, n’en étaient pas plus bêtes.
C’est ainsi que, coutumes d’ici et idées d’ailleurs mêlées
et combinées, on vivait plutôt bien dans ce pays perdu devenu
comme on disait terre d’accueil.
Un jour, poussèrent ainsi la porte quatre garçons étranges.
Ils parlaient d’une façon que l’on ne comprenait pas bien, ce qui
n’était pas étonnant vu qu’ils venaient d’un autre monde
et qu’ils avaient leur langage à eux, un peu comme un code si vous
voulez. Eux aussi décidèrent de poser ici leur bagage.
Et ils se mirent à faire des choses étonnantes, des choses
que personne n’avait jamais vu faire, ou alors il y a si longtemps qu’on
les avait oubliées, si étonnantes qu’on put douter de leur
bon sens.
L’un fit pousser des légumes, l’autre éleva
des poules, un autre des chèvres, le quatrième ouvrit boutique,
et tous ensemble réfléchissaient beaucoup. Tout cela pourrait
certes vous paraître banal, à part le fait de beaucoup réfléchir.
Mais le plus surprenant est qu’au lieu de prospérer chacun chez
soi, ils se mirent à tout partager, tout échanger, même
dans la boutique où chacun payait selon ses moyens… Ce qui, aujourd’hui,
peut vous sembler encore une fois normal, mais qui dans ces temps dont
nous parlons ne l’était pas du tout. Et puis, de tout cela, ils
n’en faisaient pas plus que nécessaire pour vivre, ce qui laisse
le temps de réfléchir, de baguenauder, d’inventer, de discuter,
et de quantité d’autres choses très utiles pour être
heureux.
Les gens de ce pays finirent eux-mêmes par trouver cela très
bien. « Et pourquoi pas ? » disaient-ils. « Il y a pas
de raison ! ». Ils en vinrent même à penser, mais cela
prit quelque temps il faut bien l’avouer, que si justement chacun agissait
ainsi, le monde ne s’en porterait pas plus mal… Et c’est ce qu’ils firent
! Sur ces entrefaites, on vit alors revenir, chose incroyable, ceux qui
étaient partis et qui n’avaient pas trouvé mieux ailleurs,
loin de là ! Et il en arriva d’autres, de plus en plus nombreux
!
Mais de tout cela, le bruit se répandit, bien sûr.
Il partit loin, il remonta très haut.
- Quoi ? Mais ils veulent faire sauter le monde !
Le danger était autrement plus grave que la plus mortelle des
grippes !
- Evitons la contagion au plus vite !
Branle-bas ! Urgence ! Secret défense ! Coffrez-moi ça
tout de suite ! Allez, allez, embarquez ! Une brosse à dent ? Pièce
à conviction. Et tous ces papiers ? Preuve ! Et cette lampe ? Preuve
!… Un simple flocon de neige aurait fait preuve.
Comme vous l’imaginez, plus on parlait de ce pays et de leurs prisonniers,
plus leurs idées se répandaient. Ils ont raison, faisons
comme eux ! Et tout le monde se mit à cultiver son jardin, faire
son pain, troquer, partager. On ressortit vélos et moulinettes à
manivelle. Non, pas les bougies ni les lampes à huile, quoique.
Et plus on s’acharnait, là-haut, sur les quatre garçons,
plus leurs idées se propageaient. On accourut de partout là
où ils avaient vécu, on pèlerina de l’épicerie
à la ferme, on chanta, on dansa, on causa, on réfléchit
(non, on ne pria pas, quoique…).
En tout cas, on dit que tous ceux qui revenaient de ce petit pays perdu
s’en trouvaient transformés, prêts à suivre le chemin
tracé. On cria même au miracle. Non, ils ne furent pas canonisés,
enfin pas tout de suite.
On dit aussi, croyez le ou non, que c’est depuis ce jour qu’il fit un peu moins chaud, que les glaciers remontèrent dans leur montagne, les ours polaires retournèrent dans leur banquise, les pluies arrosèrent à nouveau les plaines assoiffées, que chacun put rester vivre là il en avait l’habitude sans être obligé d’aller chercher ailleurs, qu’il y eut un peu plus à s’activer et à manger pour tous. Et comme il n’y eut plus de quoi s’étriper ni aux frontières, ni dans ce qu’ils appelaient les quartiers, ni ailleurs, que chacun avait retrouvé ce qu’ils appelaient alors son identité, tulipes, roses et lilas refleurirent comme par enchantement aux pieds des tours. Les filles pouvaient à nouveau parler aux garçons et les garçons aux filles, sans que ni dieu ni diable ne s’en offusque. Ils eurent du travail et beaucoup d’enfants de toutes couleurs.
Comme quoi ce qui se passe dans un minuscule pays oublié qui
se met à réfléchir peut métamorphoser le monde.
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